Vers un nouvel art de bâtir - nos villes vont cesser d’être le bras armé d’une vieille doctrine totalitaire : celle du robot-ogre, normalisé et globalisé, dont la beauté de brute ne s’exprime qu’en formatant ses habitants et en violant les paysages. Elles vont se différencier peu à peu comme autant de concrétions naturelles où s’accumuleront ingénieusement les ressources locales, les cultures, les désirs et savoir-faire.

"VV" - un blog pour imaginer cette mutation, partager nos expériences, discuter, se rencontrer, proposer...

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3 sept. 2012

racines et flux

L’univers des flux contemporains n'admet plus la moindre profondeur. Quand la vieille notion de racine est évoquée, c’est pour hurler contre un monstre conservateur, paternaliste, pour ne pas dire une doctrine nazi. Pourtant, tout à l’opposé, un autre cliché politique s'impose en résumant le monde des flux à la tyrannie d’un modèle ultralibéral et individualiste. A l’évidence, ces totalitarismes s’identifient dans une opposition terme-à-terme mais aujourd'hui nous subissons uniquement la dictature des flux globaux, où il n’est plus possible de poser les pieds sur terre, insensé de transmettre la moindre chose, inenvisageable de s’imprégner de l’endroit où nous vivons. Tout est réduit et normalisé pour circuler à travers le monde : chaque objet, chaque pensée, chaque individu peut parcourir le globe librement car les désirs et les modes de vie sont identiques et imposés à échelle globale. Notre logement devient un container sur gazon, notre langage est l’anglais, notre travail se résume à tapoter sur un clavier. La seule racine qui correspondrait à cette situation serait le stolon qui bondit, puise sa pitance là où il tombe, et rebondit aussitôt.

Faut-il donc faire l’autruche en plongeant la tête dans le sol pour y trouver une vraie racine ? Pas seulement, car nous risquons l’excès inverse d’une fausse-bonne-idée supposant qu'une chose serait vraie dans une authenticité mesurable à la profondeur de ses origines. Il n’est pas exagéré d’avoir peur car cette lourde doctrine s'inscrit déjà dans les normes paysagères, à l’intérieur des chartes environnementales émises par des administrations internationales - Europe ou Unesco… Elle s'applique déjà dans le règne végétal, en phytosociologie : un purisme des essences via des "habitats naturels" produits par les sols et les climats. Aujourd’hui, si une plante veut survivre à l’arrivée des paysagistes nouvellement formés, elle doit prouver que sa sève est pure, démontrer que sa présence sur ce sol est légitime et que ses racines s'enfoncent bien dans les profondeurs insondables du passé.

Fait étrange, la racine-pivot est une exception dans la nature, s’adaptant surtout à un sol fin, sableux voire mouvant ; à l’inverse, pour le jardinier, le stolon est une plaie, la diffusion non-maîtrisable d’une plante invasive apparaissant souvent sur des sols dégradés, pauvres ou instables. Flux-stolon ou racine-pivot sont finalement deux excès que nous pouvons comprendre comme les adaptations à notre monde en mouvement, instable et culturellement appauvri. La beauté véritable des racines, ni superficielles, ni ancrées sur un seul axe, nous la retrouverons après ces crises et ces illusions (moderne ou anti-modernes), quand le monde renouera avec lui-même, quand l’humain aura retrouvé sa place en son sein.

7 commentaires:

  1. Les arbres ont des racines. on mange des racines. On s'enracine dans des relations d'amour ou d'amitié.
    Il faut que les villes vernaculaires aient de puissantes et multiples racines. Qu'elles s'ancrent dans une histoire et dans un territoire, sinon elles ne seront rien.
    Racine est un mot magnifique. Il sonne bien, est visuel, riche de multiples métaphores... Pourquoi s'en priver ?

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  2. Pour un jardinier, le stolon , c'est la poisse, même celui du fraisier est envahissant! Ca m'évoque plus le parasite que le vernaculaire... Les définitions des mots sont trompeuses, elles oublient le brouillard évocateur qui accompagne le mot. Quelque chose d'arachnéen et rapide pour le stolon, donc légèrement inquiétant, et de nourrissant et stable, pour la racine (dans mon patois, une racine est une carotte). La stabilité n'est plus à la mode. Alors que pour une architecture ça parait être sa première qualité, c'est pas parce que des vieux latins l'ont dit que c'est forcément faux, je veux dire!

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  3. Merci pour ces réactions. Je suis obligé de céder – vous avez raison, il ne faut pas aller trop loin… D’accord, les racines ont une valeur et sont la marque de la transmission : c’est évident pour nous. Mais je voulais insister sur le fait pas que l’on ne peut pas présenter la racine comme un axe unique. Reste l’argument auquel je tiens vraiment : faire l’économie de l’idée de vérité et se contenter de la « valeur d’usage ».

    J’ai donc modifié le deuxième paragraphe et totalement changé le troisième sur le stolon. Je laisse l’ancienne version lisible après clic. Je crois la méthode assez bonne pour le blog : modifier les textes en fonction des commentaires mais laisser les traces disponibles aux lecteurs (un peu comme des racines mortes).

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  4. Vous savez, ça m'a tarabusté cette histoire de racine, alors je suis allée faire un tour dans mon jardin, et j'ai réfléchi aux plantes en les regardant. La rose trémière est tout-à-fait progressiste, une racine pivot très profonde et indéracinable, qui se prolonge en une tige démesurée qui peut atteindre 4 m de haut en quelques mois. A moins qu'on ne la coupe dans sa jeunesse, alors là, elle se divise en plusieurs tiges, 4 ou 5 et donne un joli groupe fleuri. Le bouton d'or,lui, est un parasite parfait qui stolonne et se renracine énergiquement avec une pluie serrée de racines vigoureuses et roses qui rayonnent depuis le nouvel emplacement. La salade, préfère rester à sa place, avec un réseau extrêmement fin de petites radicelles fragiles et nombreuses qui se retrouvent en une racine plus grosse à 2 ou 3 branches. La patate crée un réseau désordonné de branches souterraines qui portent les gros tubercules, avec un étrange contraste entre ce filet complexe (difficile à se représenter) et la rondeur régulière des pommes de terre. L'iris laisse apparaître une forme allongée et cuivrée à la surface qui cache, en fait, le départ de ses vraies racines, charnues et claires, un peut plus épaisses qu'une allumette mais deux fois plus longues. Bref chacun sa manière de sucer les richesses, pour chacun différentes, que renferme ce mystérieux sol.
    Je ne pratique pas l'architecture là où je suis née, ni là ou j'ai grandi, ni même là où mes ancêtres ont grandi, mais ça ne m’empêche pas d'y avoir plongé certaines racines, qui me nourrissent bon an mal an...

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    1. Dire que j’ai entièrement re-rédigé ce paragraphe à cause de cette phrase : « pour un jardinier, le stolon, c’est la poisse » et voilà que j’apprends que son auteur en est un ! En effet, en creusant bien, nous voyons que nous sommes tous stolons ou fils de stolons, parfois les preuves sont profondément enfouies et n’apparaissent plus que de vieilles racines, parfois c’est un jeune stolon fier de ne pas toucher le sol. La question me travaille également car il y a une proximité apparente entre notre vernaculaire-écorégionaliste et la sombre névrose moderne de la racine-pivot-vérité, avec d’un côté acceptation et tolérance, et de l’autre épuration et intransigeance. Gardons dans l’idée que la "hantise des origines" est une chimère et qu’il n’y a ni décadence, ni progrès mais juste des transformations. A chacun d’inventer ses racines pour trouver stabilité et subsistance, d’obéir aussi à la "nature" du sol où il se pose. Je vais tenter une troisième version !

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    2. J'en reviens à ma rose trémière , c'est une sorte de Le Corbusier vindicatif, si on coupe la première tige, (élan faramineux vers un idéal machiniste et univoque)on peut peut-être espérer un bouquet toutes fleurs :
      -rébellion contre un système bourgeois éclectique mais bien empesé, inventeur et pourvoyeur de l'industrie, concepteur d'une religion hypocrite et misogyne,(si Corbu avait été plus indépendant de sa classe, il aurait pu percevoir la contradiction à rejeter la bourgeoisie tout en se jetant dans les bras de l'industrie)
      -recherche de la limite à ne pas dépasser vers la simplicité des formes,
      -recherche de jeux de proportions,
      -admiration pour l'art grec,
      -jouissance du contraste entre ses formes rectilignes, et les courbes et contre-courbes voluptueuses des voitures de son époque,...
      Ma manière de voir et sans doute celle, castratrice, de la dame au jardin, armée de son sécateur, et ça ne va pas vous plaire, mais une plante à racine pivot, on sait à quoi s'en tenir, on a même moyen d'en tirer parti, une plante à racine traçante, dont j'ai oublié de parler (Ortie ou chiendent), ça se déplace sous terre,dans toutes les directions, sous les murets parfois, si on réussit à la casser à un endroit , on ne peut jamais supprimer tous les morceaux de racines, et elle se réinstalle ailleurs, c'est pourquoi je m'acharne plus volontiers contre l'easy-building, que contre les OVNIs.
      Et quant à notre architecture vernaculaire, je pense qu'elle n'a pas besoin de se donner de modèle en matière de racine, tous les tempéraments sont possibles, de celui qui est né, là ou sont nés ses parents et qui y travaille, à ceux qui s'installent un jour, poussé par les circonstances , sur une terre qui leur semble hospitalière...
      L'idée du flux, tellement évoquée ces temps-ci, me semble justement héritée d'un vocabulaire soit technophile, (bureau d'étude fluide) soit financier,(flux de capitaux) soit géobiologue, qui inclut une forme de rapidité et de complexité qui ne me parait pas compatible avec le fonctionnement démocratique.

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    3. Merci. Une fois encore je suis d’accord mais ce n’est pas un sujet simple… Il faudrait déjà un article sur l’easy-building (je compte sur vous) qui est effectivement le danger numéro 1 de la normalisation contemporaine, détaillons le fait qu’il est le produit global d’un lissage par les flux : mêmes modes de vie, même esthétique, même main d’œuvre, mêmes normes, mêmes matériaux, même regard sur « l’urbain » (y compris à la « campagne ») ! Tous les hommes condamnés à tondre un carré de pelouse… J’ai bien tort de vanter le flux-libéral et j’ai tout aussi tort de faire un blocage sur la racine-nazi. Cependant, pris isolément, comme logos, les deux poussent à une réduction destructrice. Je vais donc renommer l’article « reprendre racine » pour préciser que nous sommes égarés dans un flux total, qu’il n’est plus possible de s’ancrer, de transmettre, etc. sans pour autant refaire de la racine la religion du « pivot ». Je vais faire ça demain.

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