Vers un nouvel art de bâtir - nos villes vont cesser d’être le bras armé d’une vieille doctrine totalitaire : celle du robot-ogre, normalisé et globalisé, dont la beauté de brute ne s’exprime qu’en formatant ses habitants et en violant les paysages. Elles vont se différencier peu à peu comme autant de concrétions naturelles où s’accumuleront ingénieusement les ressources locales, les cultures, les désirs et savoir-faire.

"VV" - un blog pour imaginer cette mutation, partager nos expériences, discuter, se rencontrer, proposer...

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2 oct. 2012

intelligible (déf.)

dessin A.S.


Intelligible -. "C’est par la splendeur du vrai que l’édifice atteint à la beauté. Le vrai est dans tout ce qui à l’honneur et la peine de porter ou de protéger. Ce vrai, c’est la proportion qui le fera resplendir, et la proportion c’est l’homme même".

Cet aphorisme d'Auguste Perret nous replonge dans le De Architectura et ses interprétations célèbres depuis l'Homme de Vitruve par Vinci jusqu'au Modulor de Le Corbusier. Chacun semble y admirer un corps viril mesurant 1 mètre 83 que l'on va dessiner dans des proportions à admettre comme des vérités universelles. Virilité et vérité sont difficiles à admettre aujourd'hui... Et pourtant nous "sentons" qu'il faut en retenir quelque chose, par-delà les limites du subjectif, par-delà ces icônes. Pour assimiler la logiques des Anciens, il faut remplacer certains mots, disons "homme" par corps et "vrai" par valeur - alors nous pouvons échapper à certains réflexes et approcher un modèle plus relativiste : celui de l'intelligibilité. En effet, l'intelligible ne sépare pas, n'impose pas une logique conquérante et masculine, il est tolérant et sans a priori.

Détournons Perret : C'est par l'intelligibilité que l'édifice peut atteindre la beauté. L'intelligible est une valeur qui est perçue dans tout ce qui porte, protège et relie. C'est une relation que chacun peut retrouver en soi avec l'autre, et cette relation-en-soi c'est le corps même.

Cependant, l'architecture ne peut pas régresser vers un supposé "tronc", ni un corps "parfait", ni même un plus grand dénominateur commun. La magie, l'intelligence, la convivialité, c'est de comprendre, de saisir, et d'étendre ce que l'on ressent. D'établir un lien : des "fruits" naissent dans une relation complice avec le corps. Il se dégage une rencontre avec l'autre, bonheur d'approcher certaines formes du corps dans un détail qui révèle son intégralité : main, torse, fesses, sexe, pied, épaule, nuque, cuisse, chevelure, avec les échanges que supposent la mise en intelligence d'êtres différents. Songeons enfin que le corps ne se limite pas forcément à une proportion naturelle, il reste compréhensible même s'il est mutilé ou prolongé. C'est là que l'outil peut entrer en jeu, dans la mesure où il se limite à une mécanique dont le fonctionnement reste "intelligible" : la white box*.

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Dans les outils, en logique, l'intelligible est théorisé sous le nom de white box, l'exemple le plus simple reste le vélo car la curiosité nous conduit à trouver la position des pieds, le geste qui entraîne la chaîne puis la roue... Tout y est compréhensible, on peut apprendre à voir par soi-même.

On notera simplement que le Mouvement moderne s'achève aujourd'hui en s'opposant à l'intelligibilité, même si ses sources "fonctionnalistes" semblaient comparables. Malheureusement le fonctionnalisme radical s'inscrira plus volontiers dans la violence des certitudes hégéliennes que dans une généreuse volonté de partage... Actuellement, seule la performance extrême est tolérée, quand le corps fragmenté ou déformé devient méconnaissable aux yeux des individus. Pris dans un élan impulsé au XXe siècle, chaque individu se trouve aujourd'hui plus prisonnier que jamais à l'extérieur des possibilités de reconnaissance par le corps : les bâtiments et les villes restent découpées en fragments illisibles, le design impose un intérieur mouliné dans une "boite noire" sous un emballage surprise, le simple fait de laver sa vaisselle est désormais confié à une machine hyper-complexe.

De fait, nos outils quotidiens se situent en déconnexion totale avec nos corps : personne n'a accès à la compréhension totale de l'ouvrage auquel il participe, aucun usager ne comprend le fonctionnement de ce qu'il utilise. Seul l'intérêt financier est évident : l'individu se retrouve dans l'incapacité de comprendre et ne peut qu'acheter compulsivement des produits abstraits et des services inexplicables. Il va se rendre dépendant d'un "système opaque" et se voir imposer des achats, des mises-à-jour, du "progrès". Mais il ne faut pas croire qu'une élite maîtrise volontairement ce principe d'opacité, c'est le mirage d'intérêts que plus personne ne gouverne. Un mécanisme dont les "élites" ne comprennent plus elles-mêmes la logiques, comme le montrent les analyses d'expert au moment des crises. Et si l'on considère que l'humain est un corps, alors celui-ci l'a abandonné depuis longtemps au profit d'outils et de systèmes démesurés. Ce en quoi nous sommes actuellement inhumains et il nous faudra bien reprendre "corps" pour nous réconcilier avec notre condition.

5 commentaires:

  1. Oui , le progrès (élan mystérieux qui est censé pourvoir à tout) a remplacé l'ingéniosité (perfectionnement pragmatique et continu d'un système ancien). Le premier nous jette dans l'impuissance alors que le second nous rend fier d'être humain. Le progrès se présente comme une solution ("c'est ça, le progrès!"), l'ingéniosité est une proposition intelligible, ("comme c'est ingénieux!") sur laquelle on pourra s'appuyer pour chercher un nouveau chemin.

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    1. Oui, également, c'est vrai : le mot ingénieux... un peu trop oublié. Et il me semble vraiment vernaculaire : cette solution ingénieuse que l'on bricole avec ce que l'on a sous la main.

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  2. Nous utilisons des machines, mais aussi des êtres et des choses sans savoir comment ils fonctionnent. C'est une vieille histoire qui remonte à l'enfance, à la préhistoire, au monde animal. On "fait face" en tenant compte de nos observations et expériences lacunaires. Silex taillé ou bicyclette, la "boite blanche" est exception.

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    1. Je trouve qu'un bicyclette résume une victoire sur l'espace d'une manière où chacun peut ressentir le rôle de ses jambes, de ses bras, expérimenter la démultiplication si "ingénieuse" de ses mouvements. Un téléphone portable ne démultiplie pas notre puissance musculaire, il nous rend puissant ou impuissant suivant son état. Non seulement on ne peut pas en comprendre le fonctionnement mais on ne peut pas en changer les pièces, remettre en place la chaine... Le téléphone portable est un tout, à prendre ou à laisser qui ressemble plus au phénomènes naturels (pluie bienfaisante ou inondation suivant les cas)qu'à une création qui nous renvoie à notre condition humaine. Il y a eu une évolution de l'ingéniosité qui augmente notre puissance individuelle(des lumières à la deuxième guerre mondiale)vers le progrès qui augmente notre impuissance individuelle...

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  3. Très juste, notre corps est une boîte noire, dans sa nature-même, un mystère construit sur des milliards d’années… C'est une magie d’y vivre (ou de s’y reconnaître) mais cela devient un cauchemar quand la société humaine a la prétention de transformer ses propres oeuvres en boîtes noires. Les outils que nous fabriquons et qui « prolongent » notre corps étaient tous intelligibles avant les « temps modernes » puis l’avènement du virtuel. Quand Chaplin s’est transformé en engrenage (ne sachant plus ce qu’il fait, pourquoi il le fait, sans même faire semblant de l’aimer), au moment précis où nous avons transformé nos gestes en répétitions absurdes, l’œuvre humaine qui devait faire lien est devenue une barrière. Un mur entre l’humain et sa condition, entre l’organisme et la biosphère. L’homme s’est alors muté en robot : il a confondu le créateur et le golem, le sorcier et le zombie.

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