Vers un nouvel art de bâtir - nos villes vont cesser d’être le bras armé d’une vieille doctrine totalitaire : celle du robot-ogre, normalisé et globalisé, dont la beauté de brute ne s’exprime qu’en formatant ses habitants et en violant les paysages. Elles vont se différencier peu à peu comme autant de concrétions naturelles où s’accumuleront ingénieusement les ressources locales, les cultures, les désirs et savoir-faire.

"VV" - un blog pour imaginer cette mutation, partager nos expériences, discuter, se rencontrer, proposer...

.

.


1 mai 2012

Manifeste d'Esprit


dessin A.S.
Des idées reçues, toujours vivaces dans les milieux de l’architecture, ont conduit, depuis des décennies, nos paysages urbains à s’enfoncer dans la confusion et l’insignifiance. Il est temps d’en prendre conscience et de reconstruire un « art d’édifier », digne de ce nom, qui nous aide à être au monde et à y faire société.

...


De l’Antiquité à l’Art déco, en passant par le Moyen Âge, la Renaissance, le baroque ou l’éclectisme historique du XIXe siècle, l’architecture européenne s’est transformée sans se renier. À chaque étape de son parcours, elle a édifié des programmes iné dits : des thermes, des églises, des palais, des immeubles d’habitations, des manufactures, des gares, de modestes maisons. Elle a renouvelé ses matériaux : le bois, la pierre, le fer, le verre, le béton, tout en intégrant de nouvelles techniques pour le chauffage, l’assainissement, les ascenseurs…

En multipliant les styles emblématiques d’une époque et en les juxtaposant le long des mêmes rues ou autour des mêmes espaces publics, elle a composé enfin des villes superbes, tissées de différences et de continuités. Des villes qui sont autant de grands « jeux de société », mettant en scène leurs habitants, les confrontant au meilleur de leur passé, stimulant leur esprit, leurs désirs, leurs passions.

Depuis cinq ou six décennies, cette aventure au long cours s’est interrompue. Les principes, les règles et les références qui ont permis d’engendrer Paris, Saint-Pétersbourg, Venise et tant d’autres lieux poétiques plus modestes, ont été contestés, raillés, désinvestis par les tenants d’une modernité radicale. Et l’on a gaillardement jeté le bébé avec l’eau du bain.

Notre goût pour le confort, dont témoigne l’équipement de nos cuisines et salles de bains, étonnerait certainement nos ancêtres. Mais nos immeubles négligés et le développement chaotique et tentaculaire de nos agglomérations, coûteuses en terrains et en énergie, les surprendraient et les inquiéteraient.

Les travailleurs du bâtiment, qui constituaient encore il y a un siècle une élite ouvrière dépositaire d’un art de construire qui se transmettait de maîtres à apprentis, sont aujourd’hui largement déqualifiés. Et les architectes, pourtant toujours plus nombreux, n’arrivent plus à inscrire notre désir de vivre ensemble dans une ville « sans lieux ni bornes » que ses habitants fuient, à chaque occasion, au volant de leur voiture.

Cette rupture a accompagné l’industrialisation des modes de vie, l’essor de la télévision, la démocratisation du rêve automobile, et plus généralement l’irrépressible émergence d’un individualisme consu mériste qui récuse les croyances et les conventions qui structuraient les sociétés anciennes. En l’espace de quelques années, une culture architecturale riche et consensuelle va être remplacée par une suite d’a priori déstructurants. Des a priori qui posent l’architecte comme créateur, qui prétendent que son art consiste à assembler des volumes, qu’il doit refuser toute ornementation et ne faire appel qu’aux seuls modes de production industriels.

Un créateur qui se doit d’innover

Dans la tradition occidentale, l’architecte, quand il y en a un, n’invente pas. Ce n’est pas un créateur au sens où on l’entend de nos jours. Il reprend des modèles d’édifices qui lui préexistent et s’efforce de les adapter aux désirs de son client et à la sensibilité de son époque. Les Romains s’inspirèrent largement de l’architecture grecque. Et par la suite, d’Alberti au XVe siècle à Auguste Choisy au début du XXe, on ne cessera d’étudier et de méditer les témoignages du passé. Presque partout, sauf dans l’Union soviétique des années 1920 et dans l’Allemagne de Weimar qui vont opter pour une révolution artis tique radicale, on modernise le décor architectural tout en continuant le grand jeu des filiations et des références. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale, et dans l’efferves - cence des Trente Glorieuses, que les choses s’inversent. La rupture avec les « errements » du passé est à l’ordre du jour et des grands ensembles bourgeonnent à la périphérie des villes. Une nouvelle figure de l’architecte émerge alors dans le paysage social et intellectuel. Ce n’est plus l’« archi tekton », étymologiquement celui qui dirige les corps de métiers, mais un créateur qui se doit d’innover pour conduire la société vers un avenir meilleur. Il est censé avoir l’intelligence de l’ingénieur capable de mettre au point de nouvelles techniques, le talent de l’artiste et le charisme du révolutionnaire qui va aider la société à faire table rase du passé.

Prenons un exemple. Jusque dans les années 1950, l’architecte qui édifiait une église se référait à des modèles dérivés, de proche en proche, des premières basiliques chrétiennes de la Rome impériale. Ce jeu avec la tradition, qui met en relation les façons d’implanter, de concevoir et d’orner la chapelle romane, la cathédrale gothique, la basilique baroque et l’église « arts déco », va être récusé par les nouveaux « créateurs ».

De Brasilia à Évry, de Ronchamp aux dernières expressions archi tecturales contemporaines, l’église devient oeuvre d’artiste, méditation solitaire sur le sacré, prouesse inventive. L’émotion peut parfois être au rendez-vous, mais l’aventure collective se perd, le jeu des références et des savoir-faire est brisé et les fidèles ont du mal à s’y retrouver.

Comme les églises, nos grands édifices d’aujourd’hui sont difficiles à identifier. Un palais de justice pourrait être un théâtre ou le siège social d’une multinationale, et l’opéra de la Bastille tout autre chose qu’un opéra.

Du fait de cet a priori qui pose l’architecte comme « créateur », nous n’arrivons pas à tirer enseignement des expériences passées, à jouer collectif, à progresser. Et nos paysages sont bien souvent rongés par une juxtaposition de petites banalités hétéroclites et d’innovations énigmatiques, mal maîtrisées.

Des volumes assemblés sous la lumière

« L’architecture est le jeu, savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière. » La définition corbuséenne, qui érige l’abstraction géométrique comme horizon ultime de l’oeuvre bâtie, va devenir, au fil des ans, un deuxième a priori dévastateur. En effet, elle dévalorise les composants traditionnels des édifices urbains : aligne ments de façades, portes, fenêtres, soubassements, corniches, orne ments. Elle postule l’existence d’une architecture immatérielle qui pourrait se passer de ceux qui y vivent, des usages qu’elle abrite, de la culture dont elle procède, des métiers qui ont contribué à son édifi cation. Elle ne tient en outre aucun compte du processus même de la vision humaine qui repère des indices signifi - catifs, des détails, des contours, des couleurs, mais n’est pas directement sensible aux volumes.

À partir des années 1960, une nouvelle façon de composer s’impose dans le droit-fil de cette définition. Elle privilégie les assem blages de formes géométriques élémentaires, les emboîtements, les déboîtements, les contrastes entre les pleins et les vides, les surfaces opaques, vitrées ou réfléchissantes. Cette esthétique architecturale prévaut de nos jours dans la plupart des villes de par le monde et contribue à les uniformiser, à leur faire perdre leurs caractères singuliers.

L’ornement doit être proscrit

Depuis plus d’un demi-siècle, l’architecture se veut austère et dépourvue de toute trace apparente de décor, le troisième de nos a priori pernicieux voulant que l’ornement en soit définitivement proscrit. Mais comme nous sommes dans des sociétés où le look et l’image de marque sont essentiels, le modeste ornement que l’on a chassé par la porte revient incognito par la fenêtre. L’austérité s’affiche à travers un design hypersophistiqué et les composants techniques des bâtiments vont se complexifier à l’envi pour devenir des ornements monu mentaux.

Des potences articulées, des tirants et des tuyaux apparents du centre Georges-Pompidou à la tour en spirale d’Abou Dabi, en passant par nombre d’auvents en aile d’avion, de haubans inutiles et de miroirs plaqués sur des parpaings de ciment, on multiplie les grandes et les petites performances techniques. Des performances qui peuvent conduire à des images étonnantes mais dont les coûts de maintenance sont élevés, et dont on imagine difficilement ce qu’elles deviendront dans cent ou deux cents ans.

Le refus de toute ornementation architecturale amène la technique à jouer un rôle esthétique qui n’est pas fait pour elle. Et la sorte de beauté qui parfois émane de nos grands édifices de prestige a, de ce fait, quelque chose de sidéral et de glacé.

Rationalisation, taylorisation : contre « l’archaïsme artisanal »

Le quatrième a priori erroné, hérité des avant-gardes de la première moitié du XXe siècle, veut que l’architecture soit pensée exclusivement comme un assemblage de produits industriels. Stigmatisant aussi bien le recours aux styles historiques que les subtilités de l’Art nouveau, les architectes du Bauhaus, du mouvement De Stijl, ou des ateliers-écoles de l’Union soviétique vont rêver autour de la pureté esthétique et morale supposée de l’industrie moderne et de la machine. Cette rêverie naïve de jeunes gens progressistes qui se veulent visionnaires va devenir un véritable credo après la victoire contre le IIIe Reich et son néoclassicisme monumental. L’architecture émergeant du désastre se voudra taylorisée et purifiée de tout archaïsme artisanal.

Changement de paradigme là encore radical : l’oeuvre collective d’une pluralité de métiers (charpentiers, maçons, tailleurs de pierres, ferronniers), qui se connaissaient, se côtoyaient et jouaient en équipe, est repensée comme un emboîtement de modules standardisés manipulés par des hommes-machines.

Penser l’art de bâtir avec plus de bon sens

Ces quatre a priori se confortent mutuellement. En effet, celui qui prétend fonder son oeuvre sur sa seule créativité récuse toute filiation. Cherchant à se libérer des savoir-faire professionnels et de leurs traditions, il refuse l’ornement qui est l’apanage de l’artisan et se tourne naturellement vers l’industrie. Ayant besoin de principes de composition dégagés de toute tradition historique, il les trouve dans le purisme géométrique et la spiritualité diffuse qui lui est associée. Si l’on veut renouer avec un « art de bâtir les villes » digne de ce nom1, il faut commencer par récuser ce cocktail toxique pour penser l’acte de bâtir avec plus de bon sens.

Changer de paradigme

Pour amorcer ce changement de paradigme, les architectes doivent renoncer au rôle dérisoire de créateurs omniscients pour devenir des amateurs d’architecture et de lieux habités, des explorateurs du quotidien sachant jouer, avec intelligence et sensibilité, le jeu des filiations choisies, des modèles de référence et des règles de compo sition communes.

L’homme du XXIe siècle profite de la mondialisation, mais souffre de l’uniformisation qu’elle entraîne. Il « surfe » sur l’internet mais aspire à retrouver une cohérence dans ses espaces de vie, à marquer de façon conviviale son territoire. Pour le satisfaire, il est temps de mettre en cause l’abstraction géométrique, devenue l’étendard de la mondialisation architecturale et urbaine, et de lui substituer une esthétique de la « reterritorialisation ». Cela amènera une floraison de constructions rationnelles, écologiques, construites pour durer, mais qui s’ancreront néanmoins, par le biais des matériaux et des ornements, dans une histoire et un territoire. Des édifices aux mille visages qui témoigneront des enracinements culturels et des aspirations de ceux qui les ont bâtis.

Les architectes s’inscrivant dans cette dynamique devront contribuer à une revalorisation des métiers et des pratiques de la construction. Leur défi sera de concilier une industrie mettant à disposition un outillage et des matériaux de qualité, un artisanat fier de ses savoir-faire, et les interventions des habitants eux-mêmes pour personnaliser et enrichir leurs lieux de vie.

Un nouvel « art d’édifier »

Nous pensons qu’il est temps de concilier le local et l’universel, l’intelligence de la main et la rigueur de la technique, la connaissance du passé et le souci de l’avenir. Et de poser les jalons d’un nouvel « art d’édifier » au sens qu’Alberti2 donnait à ce terme à l’aube de la Renaissance. Un art qui permette aux hommes et aux femmes d’aujour d’hui de « réparer » leurs territoires et d’y créer de nouveaux espaces, divers et expressifs, dans lesquels ils puissent faire dignement société.

André Scobeltzine, avec la collaboration amicale

de Nicolas Duru, de Bernard Sournia

et de quelques autres amateurs de villes et d’architecture

Contact : a.scobeltzine@wanadoo.fr


1. Voir Camillo Sitte, l’Art de bâtir les villes, 1889, rééd. Paris, Le Seuil, 1996.

2. Leon Battista Alberti (1404-1472), architecte, peintre et théoricien dont le traité l’Art d’édifier a été traduit et édité en français par Pierre Caye et Françoise Choay (Paris, Le Seuil, 2004).

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire