Vers un nouvel art de bâtir - nos villes vont cesser d’être le bras armé d’une vieille doctrine totalitaire : celle du robot-ogre, normalisé et globalisé, dont la beauté de brute ne s’exprime qu’en formatant ses habitants et en violant les paysages. Elles vont se différencier peu à peu comme autant de concrétions naturelles où s’accumuleront ingénieusement les ressources locales, les cultures, les désirs et savoir-faire.

"VV" - un blog pour imaginer cette mutation, partager nos expériences, discuter, se rencontrer, proposer...

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26 juin 2012

art d'édifier

dessin Y.B.

On frémit à l’idée qu’en quelques décennies, soixante pour cent des habitants de notre planète sont devenus des urbains. Et les chiffres dans ce domaine inquiètent : Mexico vingt millions d’habitants, Shanghai, Calcutta, Kinshasa… Nos agglomérations françaises, certes moins gigantesques, ne sont pas pour nous rassurer. Elles laissent, quand on les parcourt, le sentiment de l’inachevé, du négligé, d’une manière d’habiter qui n’est pas vraiment tenable sur le long terme. Face à ce déferlement d’une urbanisation chaotique, la ville historique européenne, aussi attractive soit elle, est quantitativement négligeable. Elle échappe aux radars des statisticiens. Mais elle est qualitativement remarquable, et on peut en tirer des enseignements pour réparer et reconstruire nos urbanisations bâclées.

Le premier de ces enseignements, en tous cas le plus spectaculaire, est la place essentielle qu’elle accorde à la venustas dont parlent Vitruve et Alberti dans leurs traités d’architecture. Soit l’importance donnée aux questions esthétiques et à la quête de la beauté. Sur l'Acropole d’Athènes, édifiée au Ve siècle avant Jésus Christ, on peut voir des temples dont les sols sont légèrement bombés, les colonnes galbées et inclinées les unes vers les autres, les lignes horizontales incurvées dans une recherche d’harmonie qui n’a jamais été poussée aussi loin. Des temples qui abritaient des statues et bas relief dont il reste des vestiges disséminés dans quelques musées de par le monde. Des sculptures d’une beauté à pleurer. Athènes la démocratique, avait en ce temps là deux cent mille habitants au maximum. Elle en a aujourd’hui trois millions qui se logent dans des architectures brutalement géométriques réparties dans un tissus urbain répétitif et engorgé par la circulation automobile.

Aux XIIe et XIIIe siècles, des villes de tailles pourtant modeste comme Laon, Reims, Beauvais, Amiens… se sont institués « communes » et ont bâti d’immenses cathédrales ornées de vitraux somptueux et de porches sculptés, sortes de maisons pour tous dont la générosité, la richesse et les beautés nous émerveillent. Il y a encore cent ans, quand on construisait dans Paris un immeuble de qualité, on affectait vingt pour cent du budget à ce que nous appellerions aujourd’hui le décor. Si l’on ajoute à ces sommes, celles dévolues à l’édification et à l’ornement des théâtres, des grands magasins, des hauts lieux de la République et des espaces extérieurs, on arrive à des budgets « artistiques » sans commune mesure avec les nôtres. On pouvait, dans l’antiquité, au Moyen Âge ou au XIXe siècle, discuter de style, d’élégance, de convenance et critiquer les excès de l’ornementation ostentatoire. Mais il était clair, pour tout le monde, que la construction de la ville et de ses grands édifices était un art capable de justifier une politique, une façon d’être au monde et d’y faire société.

L’investissement esthétique massif qui a présidé à l’émergence de la ville historique européenne, s’est fait à l’échelle des paysages, avec de grandes percées aux perspectives ponctuées de monuments, des aménagements de berges et de ponts le long des cours d’eau, des silhouettes de clochers et de toitures finement découpées sur le ciel… Il s’est fait également à l’échelle du bâtiment lui même avec ses partis pris de symétrie ou de dissymétrie, avec ses hiérarchies d’étages et de travées aux ouvertures différenciées, marquées de corniches et de bandeaux aux profils savamment composés… Il s’est fait, enfin, au niveau du détail d’un fronton sculpté, d’un corbeau ou d’un chapiteau orné de volutes ou de feuillage, et jusque dans ce que nous pouvons toucher de la main : heurtoir et poignée de porte, moulurations d’une baie, main courante et balustres d’un escalier… Sans cet énorme investissement dans le domaine de l’art architectural et des arts décoratifs, la ville historique européenne n’intéresserait personne et serait difficile à habiter.

Certes on ne fera pas revivre dans nos banlieues ou dans les grandes agglomérations de par le monde, l’Athènes de Périclès, la ville médiévale ou le Paris du baron Haussmann. Mais si l’on y développe un art d’édifier plus ambitieux, et un art décoratif pluriel et inventif, on y créera, à terme, des espaces urbains et architecturaux enrichis de rêve et d’imagination dans lesquels pourront se forger les hommes de demain. Vénus est une déesse frivole et profonde à la fois. Elle s’est éclipsée durant les Trente Glorieuses, mais peut nous aider, par temps de crise, à remettre des gens au travail, à rendre leur travail plus créatif, et à ré-enchanter un monde trop longtemps malmené par la technique et l’utilitarisme.

4 commentaires:

  1. Comment insuffler à l'homme-finance, à la société-rentabilité et au bâtisseur-bacleur cette belle idée?...
    E.G.

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    1. Je vais être radical : il faut jeter l'homme-finance, la société-rentabilité et le bâtisseur-bâcleur ou, pour être plus modéré, les oublier car ils vont disparaître d’eux-mêmes – s’autodétruire en suivant leur chemin Nietzschéen. En attendant, nous pouvons déjà penser à la ville de demain, anticiper un peu, nous faire plaisir : par exemple dans ce blog… en imaginant les villes vernaculaires.

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    2. Il ne faut pas rêver bâtir sans la finance. Croire que la société ne sera plus avide de rentabilité c'est se méprendre à mon avis. Plus qu'une crise économique, pour moi, l'architecte aujourd'hui est dans une crise de confiance vis-à-vis de ses interlocuteurs du bâtiment. Restaurer cette confiance est primordiale, le dialogue et la complémentarité entre des ouvriers qualifiés et un architecte, avec un ingénieur parti prenant important dans la conception du projet, me semble être la seul manière de convaincre, de retrouver un art de bâtir.

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  2. Oui des villes vernaculaires avec 20% du budget de construction pour les arts décoratifs...ça fait rêver!

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